Jâeus un rĂȘve, le mur des siĂšcles mâapparut.
CâĂ©tait de la chair vive avec du granit brut,
Une immobilitĂ© faite dâinquiĂ©tude,
Un édifice ayant un bruit de multitude,
Des trous noirs étoilés par de farouches yeux,
Des évolutions de groupes monstrueux,
De vastes bas-reliefs, des fresques colossales;
Parfois le mur sâouvrait et laissait voir des salles,
Des antres oĂč siĂ©geaient des heureux, des puissants,
Des vainqueurs abrutis de crime, ivres dâencens,
Des intĂ©rieurs dâor, de jaspe et de porphyre;
Et ce mur frissonnait comme un arbre au zéphyre;
Tous les siĂšcles, le front ceint de tours ou dâĂ©pis,
Ătaient lĂ , mornes sphinx sur lâĂ©nigme accroupis;
Chaque assise avait lâair vaguement animĂ©e;
Cela montait dans lâombre; on eĂ»t dit une armĂ©e
Pétrifiée avec le chef qui la conduit
Au moment quâelle osait escalader la Nuit;
Ce bloc flottait ainsi quâun nuage qui roule;
CâĂ©tait une muraille et câĂ©tait une foule;
Le marbre avait le sceptre et le glaive au poignet,
La poussiĂšre pleurait et lâargile saignait,
Les pierres qui tombaient avaient la forme humaine.
Tout lâhomme, avec le souffle inconnu qui le mĂšne,
Ăve ondoyante, Adam flottant, un et divers,
Palpitaient sur ce mur, et lâĂȘtre, et lâunivers,
Et le destin, fil noir que la tombe dévide.
Parfois lâĂ©clair faisait sur la paroi livide
Luire des millions de faces tout Ă coup.
Je voyais lĂ ce Rien que nous appelons Tout;
Les rois, les dieux, la gloire et la loi, les passages
Des gĂ©nĂ©rations Ă vau-lâeau dans les Ăąges;
Et devant mon regard se prolongeaient sans fin
Les flĂ©aux, les douleurs, lâignorance, la faim,
La superstition, la science, lâhistoire,
Comme à perte de vue une façade noire.
Et ce mur, composé de tout ce qui croula,
Se dressait, escarpĂ©, triste, informe. OĂč cela?
Je ne sais. Dans un lieu quelconque des ténÚbres.
Il nâest pas de brouillards, comme il nâest point dâalgĂšbres,
Qui résistent, au fond des nombres ou des cieux,
A la fixité calme et profonde des yeux;
Je regardais ce mur dâabord confus et vague,
OĂč la forme semblait flotter comme une vague,
OĂč tout semblait vapeur, vertige, illusion;
Et, sous mon Ćil pensif, lâĂ©trange vision
Devenait moins brumeuse et plus claire, Ă mesure
Que ma prunelle était moins troublée et plus sûre.
Chaos dâĂȘtres, montant du gouffre au firmament!
Tous les monstres, chacun dans son compartiment;
Le siĂšcle ingrat, le siĂšcle affreux, le siĂšcle immonde;
Brume et réalité! nuée et mappemonde!
Ce rĂȘve Ă©tait lâhistoire ouverte Ă deux battants;
Tous les peuples ayant pour gradins tous les temps;
Tous les temples ayant tous les songes pour marches;
Ici les paladins et lĂ les patriarches;
Dodone chuchotant tout bas avec Membré;
Et ThÚbe, et Raphidim, et son rocher sacré
OĂč, sur les juifs luttant pour la terre promise,
Aaron et Hur levaient les deux mains de MoĂŻse;
Le char de feu dâAmos parmi les ouragans;
Tous ces hommes, moitié princes, moitié brigands,
Transformés par la fable avec grùce ou colÚre,
Noyés dans les rayons du récit populaire,
Archanges, demi-dieux, chasseurs dâhommes, hĂ©ros
Des Eddas, des Védas et des Romanceros;
Ceux dont la volonté se dresse fer de lance;
Ceux devant qui la terre et lâombre font silence;
SaĂŒl, David; et Delphe, et la cave dâEndor
Dont on mouche la lampe avec des ciseaux dâor;
Nemrod parmi les morts; Booz parmi les gerbes;
Des TibÚres divins, constellés, grands, superbes,
Ătalant Ă CaprĂ©e, au forum, dans les camps,
Des colliers, que Tacite arrangeait en carcans;
La chaĂźne dâor du trĂŽne aboutissant au bagne.
Ce vaste mur avait des versants de montagne.
O nuit! rien ne manquait Ă lâapparition,
Tout sây trouvait, matiĂšre, esprit, fange et rayon;
Toutes les villes, ThÚbe, AthÚnes, des étages
De Romes sur des tas de Tyrs et de Carthages;
Tous les fleuves, lâEscaut, le Rhin, le Nil, lâAar,
Le Rubicon disant à quiconque est césar:
âSi vous ĂȘtes encor citoyens, vous ne lâĂȘtes
Que jusquâici.âLes monts se dressaient, noirs squelettes.
Et sur ces monts erraient les nuages hideux,
Ces fantĂŽmes traĂźnant la lune au milieu dâeux.
La muraille semblait par le vent remuée;
CâĂ©taient des croisements de flamme et de nuĂ©e,
Des jeux mystérieux de clartés, des renvois
Dâombre dâun siĂšcle Ă lâautre et du sceptre aux pavois
OĂč lâInde finissait par ĂȘtre lâAllemagne,
OĂč Salomon avait pour reflet Charlemagne;
Tout le prodige humain, noir, vague, illimité;
La libertĂ© brisant lâimmuabilitĂ©;
LâHoreb aux flancs brĂ»lĂ©s, le Pinde aux pentes vertes;
Hicétas précédant Newton, les découvertes
Secouant leurs flambeaux jusquâau fond de la mer,
Jason sur le dromon, Fulton sur le steamer;
La Marseillaise, Eschyle, et lâange aprĂšs le spectre;
CapanĂ©e est debout sur la porte dâĂlectre,
Bonaparte est debout sur le pont de Lodi;
Christ expire non loin de Néron applaudi.
VoilĂ lâaffreux chemin du trĂŽne, ce pavage
De meurtre, de fureur, de guerre, dâesclavage;
Lâhomme-troupeau! cela hurle, cela commet
Des crimes sur un morne et ténébreux sommet,
Cela frappe, cela blasphĂšme, cela souffre,
HĂ©las! et jâentendais sous mes pieds, dans le gouffre,
Sangloter la misÚre aux gémissements sourds,
Sombre bouche incurable et qui se plaint toujours.
Et sur la vision lugubre, et sur moi-mĂȘme
Que jây voyais ainsi quâau fond dâun miroir blĂȘme,
La vie immense ouvrait ses difformes rameaux;
Je contemplais les fers, les voluptés, les maux,
La mort, les avatars et les métempsycoses,
Et dans lâobscur taillis des ĂȘtres et des choses
Je regardais rĂŽder, noir, riant, lâĆil en feu,
Satan, ce braconnier de la forĂȘt de Dieu.